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TROISIÈME COLLECTION
LA PEINTURE COMME UNE MUSIQUE
«Autodidacte, j’apprends en peignant et je peins (sauf pour quelques exercices) dans l’ignorance totale des rivages où je vais aborder, m’abandonnant à la moindre pulsion, sans me laisser cependant noyer par les flots. Ma peinture invite tout doucement l’imaginaire à s’ouvrir et à se laisser aller. Suspendre le temps : Peindre comme on écrit des poèmes de silence… C’est une autre façon de tenir un journal : traces visibles de ma vie…»
Il y a dans cette façon de divaguer au fil de la toile un petit quelque chose de l’aventure musicale, et de ce qu’on pourra bien nommer, dès lors, l’improvisation – à la nuance capitale près, naturellement, que l’improvisation touche seulement les «acteurs» présents au moment de l’exécution, ne concédant, le récital passé, d’autre trace que le souvenir de fugitives émotions:Généreusement perverse, la toile, au contraire, emprisonne ce qui, à peine né de mains musiciennes, s’évanouirait avec les notes et le temps. Choisissant en l’abstraction un langage qui, par définition, se passe bien des mots, Chris, déjà, fait l’économie du discours et, dans cette forme la plus instinctive de la peinture, «s’abandonnant» à ses «pulsions», réalise, sinon la signification, l’économie du sens : A seule fin de préserver la pureté du geste, ne pas avoir à dire – se donner, même, l’obligation de ne pas dire – c’est, plus que dire l’indicible, ne pas avoir à justifier, encore moins à se justifier. Mais plus encore que par ce geste qui sonde l’épaisseur de la matière et pèse chaque espace de la toile afin d’y inscrire d’un mouvement décisif l’intensité de l’instant ou l’empreinte d’un éclair muet de plaisir de douleur ou de paix, elle peint en se jouant du temps et des silences. Tout au long de ce «journal» qui jamais ne cède – pour cause ! – à la tentation autobiographique, elle impose, en effet, au temps de ne se laisser vivre qu’aux silences du présent. Et la musique n’est-elle pas justement à la fois une manière d’agencer le temps et, comme on l’a dit, «une succession de sons organisés autour du silence» ?
Dans le silence agencé de son atelier, Chris vit ainsi la musique de l’abstraction comme se vit un rêve, laissant à ses pulsions le soin de nourrir sa peinture des éclats de vie enfouis qu’elle ramène en intervalles aléatoires et, plus qu’à s’interdire de raconter une histoire, contestant à sa mémoire la légitimité de son droit à organiser le souvenir à sa convenance : Porté par le ressac des émotions, quel lambeau d’histoire reconnaître au réveil, dans la rémanence d’un sourire ou dans un battement de cœur affolé ? Et de même que le rêve ne laisse entendre d’une vie que la vibration de ses cris la peinture de Chris mord ou étreint, griffe ou caresse la toile de son histoire sans en laisser deviner plus que d’improbables signes infiniment recomposés ,infiniment incomplets, jalonnant l’espace de multiples images – insensées pour qui n’a pas vécu – d’objets et de pensées intimes comme autant d’indices qu’un temps sans mémoire aurait consignés sur un corps vivant : Qui pourrait dire ce que raconte une cicatrice, un regard obstinément pur, le froncement amusé ou étonné d’un sourcil ?
«Aussi loin que remontent mes souvenirs, la peinture m’attirait déjà. Je m’arrêtais toujours longuement devant les reproductions et, pendant des années, une toute petite photo du « Cri », d’Edward Munch, est restée accrochée dans ma chambre d’adolescente. Plus tard j’ai passé des heures dans les musées et les galeries. En décembre 1989, j’ai timidement, puis nerveusement, peint ma première toile. Depuis je suis intriguée, fascinée et curieuse à jamais de l’aventure».
De ces souvenirs, de cette histoire et de cette vie qu’elle ne saura laisser voir qu’en peinture, Chris concède toutefois au mot ce qui, justement, sollicite l’envie de peinture. Mais là encore, elle n’indique, sur le dessin de son itinéraire, que les quelques traces permettant d’épargner au regard qu’elle invite à s’approcher des errements en questionnements superflus. Munch et l’Expressionnisme, plutôt qu’un abstrait : et «Le Cri», le cri bien entendu, comme un long mûrissement du désir qui, de l’enchantement à l’audace, de l’audace à l’impatience, bouclera la boucle en l’élargissant à la recherche d’un plaisir
toujours reconstruit: Loin cependant de l’expressionnisme abstrait et de sa démarche aléatoire apprise du surréalisme , l’abstraction, dans ce qu’elle a d’un pur élan existentiel, un cri muet qui énonce l’urgence et, à la fois, l’impossibilité de la faire entendre par voie de raison.
Elle se sera essayée, pourtant, quoique un peu malgré elle, à le faire entendre. Jusqu’en 1993, Chris donna un nom à toutes ses toiles, afin de ne pas laisser aborder leur vie autonome sous cette peu flatteuse appellation que traditionnellement – comme on baptise un enfant trouvé du nom du Saint du jour – on réserve à la peinture abstraite, moins d’ailleurs, pour signifier que l’abstraction pure est interdite de sens que pour la différencier d’un quelque concept. Plutôt que «Sans titre», se sera donc «Borée» «Blues» «Jet d’huile». «Exorcisme» ou encore «Microcosme» «Réminiscence»… Et puisqu’elle passait ainsi, inévitablement, du rôle privilégié de créatrice à celui, difficile, de premier spectateur, c’est sur la foi de l’impression éprouvée au premier regard global que, chacune d’entre elles à peine terminée, en toute simplicité, elle a nommé ses œuvres. Mais peut-être était-ce déjà trop : fort de cet involontaire semblant d’indication que lui fournissait le peintre au moment où s’engageait déjà le lent processus de dépossession de son œuvre, le spectateur «deuxième» ne pouvait-il se croire légitimement autorisé à interpréter cette œuvre selon ses propres critères de sens ?
Sans doute avait-elle donné son titre à la toile comme elle aurait donné l’ultime coup de pinceau, dans un mouvement spontané de sensualité pareil à tous ceux qui avaient emporté chacune des lignes dans la construction de son architecture et déposé chaque touche de couleur dans le secret de la trame. Mais ce nom n’allait-il pas, sous le vernis qui devait bientôt la donner au monde des autres, contraindre le regard, victime, ainsi, de l’une des formes les plus candides de métonymie, à s’éloigner de la toile, à chercher une distance convenable forcément inconvenante et se perdre entre le tout et le détail – sinon perdre la notion de détail ?
S’il est difficile de ne pas donner un titre à une toile, il est, en revanche, presque impossible de dire que l’on a volontairement omis de lui en donner un et cette sorte de douleur dans laquelle l’entraine l’impossible alternative du recours ou du non recours au mot est le prix que Chris doit payer le privilège de transgresser les limites que le mot fixe du penser, le tribut, également, qu’elle se doit de verser afin de conserver de cette œuvre aliénée le seul souvenir presque tangible d’elle-même créant. Lorsque naît «Jet d’huile» par exemple, la musique de Miles Davis emplit l’atelier accompagnant sa main dans une dynamique irrésistible et son imaginaire dans l’éclat formidable de ses couleurs. Qu’elle trace sur la toile pouvait-il donc rester du lyrisme exubérant du trompettiste et de ce souvenir qu’elle ne partagera avec personne de sa propre jubilation, sinon un … jet d’huile ? Ajouter aux autres ce souvenir c’est finalement pour elle, se souvenir autrement, comme pour se promettre de revenir sans cesse sur la toile, explorer de nouveaux espaces, trouver de nouveaux gestes, se réinvestir : Le mot qui, dans ses limites étroites, interdit de tout dire, sauvegarde sa faim de peinture et son envie de dire toujours plus loin. La peinture génère ainsi en elle le désir, le besoin de peindre et c’est dans ce mouvement perpétuel que, toile après toile, la peinture de Chris se constitue en œuvre.
De même qu’on est frappé, lorsqu’on en considère attentivement l’ensemble, de découvrir à quel point ces toiles sont à la fois semblables et dissemblables – comme si, pour elle et contrairement au dicton, une porte savait en même temps être ouverte et fermée – On est surpris par l’infinité des combinaisons lisibles en chacune d’entre elles. C’est généralement au jeu de la lumière, qui impose selon son humeur chaque détail d’une manière neuve, qu’est attribuée l’impression tellement courante qu’éprouvent nombre de spectateurs observant longuement un tableau de ne plus se trouver, soudain, devant la même toile que la minute précédente : Mais si cette association scrupuleusement pesée des pouvoirs de la matière et de la lumière fournit effectivement une grande part de l’oxygène qui donne la vie à cette peinture, ce serait faire une sorte d’injure à ce qui fait la complémentarité irréfutable de l’ensemble des détails et l’unité sans conteste de la toile, de n’accorder qu’au seul effet d’optique le mérite de ce perpétuel mouvement. C’est bien au-delà de la lumière que ces toiles s’organisent pour s’assembler en cette chaine irrévocable de matière vivante ; La peinture de Chris est à la fois dans le détail et dans le tout, dans l’unique et le multiple – A la fois maillon et chaîne. Chacun de ces maillons détient en lui-même cette vérité et le jeu est ailleurs : la couleur, la ligne, les plans, s’interpellent également, se télescopent, se renvoient les uns aux autres, précipitent l’incroyable mystère qui aspire les émotions dans la forme isolée comme dans la continuité.
Gorgée de vie et de lumière, concentrée et volatile tout à la fois, cette peinture, finalement, est devant chaque spectateur comme une âme inquiète réfléchissant au gré des circonstances, dont on ne sait plus si l’éclair qui la révèle en émane ou s’y reflète ; On ne peut faire la part de ce que l’artiste y a investi de son existence et de ce qu’on y a investi de ses fantasmes.
Elle change le regard, elle change sous le regard, et l’on se sent, face à son mystère, presque en danger. En danger d’être découvert, de se découvrir – mais appelé, malgré tout, à poursuivre indéfiniment le dialogue – dans cette métamorphose, l’artiste nous accompagne, et c’est de cette dialectique, de cette interactivité que naît précisément la densité de cette œuvre.
Gérard RAFFORT
Critique culturel à l’Humanité Hebdo
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